Vincent Touraine : Bonjour à toutes et à tous, bienvenue à l'IPEM Wealth 2025 de Cannes, où l'on fait le point sur les dernières tendances du marché des actifs privés. Quelles en sont les perspectives pour 2025 ? Que pensez-vous de la démocratisation du secteur ? Pour nous éclairer sur tous ces points, notre invité est Éric Deram, fondateur, associé directeur général de Flexstone Partners, qui est une filiale de Natixis Investment Managers. Merci d'être avec nous.
Avant toute chose, pourriez-vous nous rappeler qui est Flexstone et comment vous vous situez sur le marché des actifs privés ?
Eric Deram : Alors, Flexstone est une société qui a été créée à Genève le 31 janvier 2005. Donc, comme on le voit sur les logos derrière, on célèbre nos 20 ans dans quelques jours. Nous sommes une société qui offre des solutions de gestion dédiées aux actifs privés, principalement en private equity. Nous gérons à peu près €11 milliards aujourd'hui à travers le monde. 75 % de nos encours de gestion sont des mandats de gestion, des solutions à la carte qui ont été construites spécifiquement pour un client. Nos clients sont essentiellement institutionnels aujourd'hui. Ça va changer, on va en parler. Nous avons une couverture globale, je l'ai dit, avec quatre bureaux : Paris, Genève, New York et Singapour. Nous sommes essentiellement concentrés sur le small-mid market. Qu'est-ce que j'entends par small-mid market ? C'est la définition Prequin, c'est-à-dire que quand nous investissons dans des fonds, nous investissons dans des fonds de €150 millions à €1,5 milliard à peu près, et quand nous faisons des opérations de co-investissement où nous investissons directement dans des sociétés, on parle de valeur d'entreprise de €50 à €500 millions.
VT : On vient à la tendance du moment dans le private equity. Alors justement, quelle est l'ambiance en ce début 2025 ? Comment voyez-vous les mois qui viennent ?
ED : L'ambiance est plutôt bonne, je dirais, mais elle était bonne début 2024 aussi, donc faisons attention. Je crois qu'il faut être raisonnablement optimiste. 2024 a été finalement assez décevant. Très, très bon pour le secondaire, €162 milliards de transactions, c'est une année record pour le secondaire. En revanche, l'activité de fusion-acquisition, d'une manière générale, dans le monde du buyout capital transmission a été assez pauvre. On est sur la troisième année de suite en déclin parce que l'argent est devenu trop cher. Les taux d'intérêt sont trop élevés, enfin, étaient trop élevés. L'incertitude géopolitique, d'autres facteurs comme le spread politique en Europe, le spread bid-ask qui était trop élevé. Bref, une année 2024 décevante. Notre sentiment, et en parlant aux acteurs du marché, les gérants dans lesquels on investit, qui sont finalement ceux qui sont le plus proches des sociétés, c'est qu'il y a beaucoup de choses qui se sont éclaircies quand même. La trajectoire des taux d'intérêt est plutôt stable, voire baissière. On parlera des États-Unis, ce qui va se passer du côté de la BCE. C'est aussi ce que va faire la Fed. Normalement, on en parlera peut-être un peu tout à l'heure, mais normalement la trajectoire est plutôt favorable. Ça, c'est le premier point. Peut-être aussi un certain éclaircissement de la situation géopolitique dans le monde. On espère que les conflits qui nous affectent un petit peu partout vont se résoudre ou au moins s'apaiser. Et la négociation là, Trump, effectivement, s'est engagé résolument dans cette voie. Et puis évidemment, l'éléphant dans la salle, c'est l'élection de Trump, qui était une incertitude jusqu'à il y a peu, et maintenant c'est une certitude. Donc il y a cette incertitude là qui est partie. Vous savez que les investisseurs ont horreur de l'incertitude, plus que des conditions défavorables, que ce soit sur les marchés cotés. Et donc tout ça nous fait dire qu'il faut, je pense, qu'on puisse être raisonnablement optimiste cette année. Je peux vous donner quelques chiffres d'ailleurs.
L'activité dans notre secteur à nous était assez faible. On compte le nombre de transactions qui se passent dans notre univers tous les trimestres depuis des années et des années. Et c'est sûr que 2023 et 2022 étaient plutôt assez mauvais, mais la fin de 2024 était plutôt très positive. On a, sur le dernier trimestre de 2024, plus de 60 sorties dans tous nos portefeuilles. Ceci dit, quels sont les défis auxquels est confronté le private equity ?
Alors, le principal défi aujourd'hui a été le manque de liquidité. Les investisseurs n'ont pas reçu les liquidités qu'ils attendaient. Vous savez qu'un investisseur fait des modèles. Nous faisons des modèles. Je pense qu'on peut dire que le marché a 18, 24 mois, peut-être même 36 mois de retard dans ces modèles de distribution. Avant de pouvoir engager du capital, avant de pouvoir réinvestir, les investisseurs attendent de recevoir les distributions auxquelles ils s'attendaient. Sinon, leur modèle ne fonctionne plus. Et donc ça, c'est vraiment le principal sujet qui retarde encore le niveau d'activité dans le secteur.
VT : On parle beaucoup de la démocratisation du non coté. Est-ce que cela peut venir du private equity selon vous ?
ED : Alors, absolument. Je me faisais la réflexion ce matin, en préparant peut-être un petit peu cette interview. Finalement, les actifs non cotés, les actifs illiquides, les investisseurs ont l'habitude, ne serait-ce que parce que beaucoup d'investisseurs sont propriétaires de leur logement, que ce soit une maison, un appartement, une maison secondaire, peu importe. Finalement, ce sont des actifs illiquides. Ils ont l'habitude de cette illiquidité et de l'importance de ce type d'investissement. Donc maintenant, pour la démocratisation du private equity en soi, je pense que c'est à peu près la même chose qui est en train de se passer. Le private equity est un outil de financement fondamental pour l'économie privée. Or, l'économie privée, quel que soit l'endroit où vous regardez dans le monde, c'est plus de 80 % des PME, et même des grosses sociétés. Je lisais des chiffres hier : plus de 60 % des sociétés qui font plus d'un milliard de chiffres d'affaires sont en main privée. Et donc finalement, vous avez 80 % de l'économie qui n'est pas accessible à l'investissement pour les investisseurs non institutionnels. Je pense qu'il était temps que ça se démocratise. Après, le private equity reste, par rapport aux autres classes d'actifs illiquides, le plus important. L'infrastructure, la dette privée, restent des marchés relativement marginaux par rapport aux encours gérés par le private equity.
VT : Et est-ce que la réglementation favorise cette démocratisation ? Est-ce que ça va dans le bon sens ?
ED : Alors, c'est la bonne nouvelle et c'est ce qui crée l'enthousiasme que l'on voit aujourd'hui, notamment à l'IPEM. En particulier aujourd'hui, c'est la thématique de l'IPEM. Aujourd'hui, le régulateur s'est rendu compte de tout ce que je viens de dire et favorise l'investissement en private equity. Alors c'est vrai en France avec la loi industrie verte qui vient d'être passée. C'est vrai au niveau européen avec la création de ces véhicules d'ELTIF, mais c'est également vrai aux États-Unis. Vous avez une évolution réglementaire qui est de plus en plus favorable à l'investissement illiquide pour les particuliers. Et je pense, vu toutes les annonces de la nouvelle administration américaine, que ça va se renforcer.
VT : Quelles sont les limites de cette démocratisation ? Est-ce que trop de démocratisation ne tue pas la démocratisation ?
ED : Alors moi, je vois trois risques principaux qui sont vraiment importants et qu'il faut vraiment garder en tête. Le premier, c'est la qualité. Le deuxième, c'est le prix, et le troisième, c'est justement la liquidité ou l'absence de liquidité. En ce qui concerne la qualité, on parle beaucoup de démocratisation, mais le private equity, ça reste un métier spécifique. Il faut être un expert pour avoir les accès aux transactions, aux fonds, etc. Tout le monde ne peut pas s'improviser gérant de private equity. Et malheureusement, nous voyons beaucoup de nouveaux acteurs, beaucoup de nouveaux acteurs et une prolifération de produits que moi, personnellement, je ne qualifierais pas de qualité institutionnelle, ce qui me paraît vraiment important.
Deuxième sujet fondamental, le prix. C'est une classe d'actif dite active. L'investissement demande beaucoup de moyens, beaucoup de ressources, etc. Donc c'est un investissement cher, avec une excellente rentabilité nette, mais ça reste un investissement cher. C'est déjà cher pour les institutionnels. Il ne faudrait pas, comme on le voit souvent, que parce que ces fonds s'adressent à une clientèle non institutionnelle, tout d'un coup, on ait plusieurs couches de frais. À la fin de la journée, si on rajoute trop de couches de frais dans un véhicule d'investissement, la performance sera peu satisfaisante, et on va tuer cet engouement qui me paraît fondamental pour le développement de l'économie en général.
Le troisième risque, c'est la liquidité. Ça reste un actif illiquide. Même s'ils ont des facultés de liquidité trimestrielle, etc. Ça reste un horizon de temps long, un investissement long. Donc il ne faut certainement pas vendre ces produits comme des produits liquides. Ce sont des produits illiquides avec une option de liquidité s’il y a vraiment besoin de sortir.
VT : Et toujours à propos de risque, est-ce que le retour aux affaires de Donald Trump change quelque chose pour ce marché ?
ED : Alors, probablement un peu tôt pour le dire, mais il faut se souvenir que 60 % du marché du private equity est aux États-Unis. Comme on vient de l'expliquer, c'est le financement de l'économie réelle. Donc toute politique, quelle qu'elle soit, qu'elle vienne de Trump 2.0 ou d'autres gouvernements américains, a un impact potentiellement sur l'économie. Donc nous, on a fait un petit peu d'analyse pour voir quelles pouvaient être les conséquences. Il y a un certain nombre de choses que l'on peut dire. Le premier, c'est que, quelle que soit la personne qui occupe la Maison Blanche, l'impact sur le private equity a été relativement limité. Deuxième chose, Trump a des politiques qui peuvent être extrêmement favorables au business d'une manière générale, pour utiliser ce terme, notamment la déréglementation. Mais il a également des politiques qui pourraient être très inflationnistes, que ce soient les tarifs, évidemment, enfin, les droits de douane, et la politique d'expulsion de quelques dizaines de millions de travailleurs immigrés, qui peut avoir un impact extrêmement important sur le coût du travail. Donc on part un peu dans les deux sens.
En conclusion, notre conclusion c'est peut-être de dire que Trump 1.0, c'était la "Mark to Market Administration". Donc Trump était très sensible à l'évolution des marchés boursiers. Donc on peut penser que Trump 2.0 aura un peu la même tendance et un peu le même garde-fou. Et finalement, si les marchés boursiers commencent à descendre de façon significative, on peut penser que c'est parce que les politiques de la nouvelle administration sont défavorables au business d'une manière générale. Donc il est très probable qu'on va avoir un redressement qui sera plus favorable pour le business. Donc nous ne sommes pas trop inquiets.
VT : Pour conclure cette interview, que diriez-vous aux professionnels de la gestion de patrimoine et à leurs clients présents ici ?
ED : Moi, je crois que c'est une chance considérable pour tout l'écosystème et évidemment pour l'investisseur privé que vous et moi sommes. Comme je dis, c'est de l'économie réelle. C'est 80 % de l'économie qui n'est pas aujourd'hui accessible à l'investisseur privé. Avec un portefeuille de private equity, vous pouvez créer un portefeuille d'investissement infiniment diversifié, plusieurs millésimes, on le dit souvent, mais aussi en termes de secteur. Je lisais hier qu'il y a quoi, 5000 sociétés cotées en bourse aux États-Unis. Il y en a plusieurs dizaines de millions non cotées. Donc vous voyez l'effet de diversification. Donc on a la possibilité, avec le private equity de qualité institutionnelle, pour reprendre mon expression tout à l'heure, de créer des produits extrêmement intéressants en termes de diversification, mais également en termes de potentiel de rendement.